dimanche 23 juin 2013

Semaine 8 - Beaucoup de bruits pour rien?

Crédit photo: pixabay.com
Je suis une incorrigible infiltrée dans la société actuelle. Une espionne de mes contemporains non-autistes et de leurs différences par rapport à mon fonctionnement autistique.  J’aime sortir de mon environnement contrôlé et faire de vibrantes incursions dans ce monde si étranger pour moi qui est celui des neurotypiques. Ce monde qui me paraît si dramatiquement mystérieux et auquel je ne m’habitue guère malgré mon inclusion imposée depuis tant de décennies. J’affectionne l’espionnage et l’enquête en profondeur. Puis je tente d’analyser ce que j’ai retiré de mon observation de l’individu typique dans ses lieux de prédilection. J’ai parfois cette idée amusante d’être métamorphosée en personne typique pour une unique journée, comme dans certaines comédies où un homme est une femme pour 24 heures, par magie, ou quand une adolescente rebelle prend la place de sa très conventionnelle mère. Juste une fois, pour saisir la « vraie » différence.

Mais tout ce qui a trait aux mœurs de groupes conformistes m’étonne sans cesse. Plusieurs Asperger se décrivent d’ailleurs comme des extra-terrestres, des aliens. On trouve sur Internet une communauté d’Asperger très active qui se nomme Wrong Planet (« mauvaise planète »). On pourrait aisément croire que nous nous sommes égarés sur le trajet du retour, lors d’un périple nolisé dans la galaxie d’Andromède. Notre planète-mère doit être loin. Très loin.

Pour contenter mon conjoint, avec lequel je vis des jours tendres depuis plus de vingt ans, j’ai accepté de réaliser son rêve de toujours d’aller voir les Harlem Globetrotters. Il s’était juré d’aller les voir s’ils venaient un jour à Montréal. Et pour me punir, ils l’ont fait. J’ai donc accepté de bonne grâce. De toute manière, mon conjoint est familier avec ce bon vieux point fort des conjoints Asperger : la loyauté indéfectible. C’était le 12 avril 2013. Il y avait eu une tempête printanière plutôt tardive et tous les éléments de la nature semblaient se liguer vigoureusement pour faire échouer notre effort de nous rendre dans la grande ville, avec le trajet d’une heure que cela impliquait. Mais nous avons combattu vaillamment la nature. Donc, accompagnée de mes sensibilités sensorielles et de ma sauvagerie farouche pour tout ce qui touche les rassemblements, j’ai pris mon courage à bras le corps. J’ai même pris des notes, comme ça, sur le vif. N’étais-je pas en mission d’observation?

D’abord, comme tout bon autiste un peu rigide qui se respecte, j’ai eu au ventre la peur obsédante de me pointer en retard. Nous sommes donc partis bien à l’avance, mais malgré notre prévoyance, les aiguilles argentées de ma montre me narguaient sans cesse, au point que c’en devienne pour moi une véritable obsession. Chaque bourrasque et accumulation rapide de neige semblait être un message descendu tout droit du ciel me murmurant sans cesse au creux du pavillon de mon oreille : « N’y va surtout pas… ». Le souper s’est alors mastiqué à la hâte, dans mon cas, même si nous avions amplement le temps. J’ai à peine souvenir d’avoir savouré le contenu de mon appétissante assiette. Il y avait de la volaille; pour le reste, le souvenir demeure embrumé et très vague. Pour mon propre confort, j’ai choisi le resto dont la porte d’entrée était la plus proche de celle du Centre Bell.

Le Centre Bell est grand. Il y a plus d’éclairage et d’écrans qu’à Times Square. Bon, j’exagère. Je devrais dire : il y a plus d’écrans et d’éclairage au pouce carré qu’à Times Square. Les couleurs criardes surgissaient de partout, les bruits ambiants et la musique me sautaient à la gorge comme une meute de loups affamés sur mon pauvre corps tremblotant. Je me sentais en zone de guerre, bombardée par des images rapides et mes tympans criaient pitié à travers tout ce chaos. J’étais entourée de mille et une distractions visuelles et sonores qui assourdissent et aveuglent.

J’étais ravie tout de même de réaliser et je n’avais pas envie de m’enfuir. De toute manière, j’avais choisi bien librement d’être là et je m’attendais à un chaos sensoriel bien orchestré. En fait, oui, mais pas tant que ça. Je dois avouer bien timidement que c’était au-delà du prévisible et de l’imaginable. Mais comme je n’avais pas à adresser la parole à qui que ce soit d’autre qu’à mon conjoint, je pouvais dignement survivre. L’application Relations sociales 101 n’étant requise qu’au minimum, il me restait suffisamment de forces pour affronter tout cet environnement lourdement agité.

Mais au-delà du chahut, j’avoue que j’étais davantage intriguée par le public. Mais qu’est-ce qui attire tant d’individus à quitter leur salon douillet et leur cinéma maison et à se rassembler en si grand nombre dans un lieu confiné et surchauffé avec comme point d’intérêt principal d’encourager d’autres humains? En regardant la foule, je me disais sans cesse : « Mais à quoi jouent les gens “normaux”? ».

J’ai pris des notes : les applaudissements excessifs poivrés de cris d’enthousiasme débridé, des tapements rythmés du pied, et encore, des applaudissements parvenant par vagues récurrentes, comme répondant à un tango invisible que je ne percevais pas. Je sentais l’énergie massive de tout ce groupe, la présence des gens entassés qui ne se connaissent ni d’Adam ni du serpent, mais qui se réunissent avec, de toute évidence, une motivation et un but commun. Toutes ces choses qui naturellement ne me disent rien. Ces choses qui ne m’attirent pas.

J’observais sans comprendre ce besoin d’être en groupe pour partager une même ambiance et une même énergie. J’ai demandé à mon conjoint ce qui motivait les gens, il m’a parlé du sentiment d’être dans une même équipe, de tous faire partie d’un même ensemble. Et je réalisais à quel point ce sentiment m’était totalement étranger. Je suis invariablement imperméable à toute forme de partisannerie ou adhésion à une équipe formelle ou informelle. À tout ce qui crée l’identité sociale d’un individu. Je déteste les compétitions amicales où on joue les hommes contre les femmes. Je ne comprends pas la rivalité brunes vs blondes, l’âgisme, le sexisme ou le racisme. Alors pour moi, que les Harlem Globetrotters perdent ou gagnent contre l’équipe adverse ne changeait rien à la donne.

J’ai aussi demandé à mon conjoint si les gens avaient tous vraiment envie d’applaudir tout le temps ou s’ils se forçaient, et il m’a évoqué un sentiment de légère obligation d’applaudir pour être en phase avec le groupe, mais aussi un effet d’entraînement, insistant que cette joie était contagieuse. Si les autres aux alentours sont enthousiastes, ce bouillon d’exaltation devient vite partagé par tous. Cette osmose-là, je la sentais autour de moi. Autour, mais pas en moi. Cette effervescence m’entourait et m’effleurait, sans jamais se fondre en moi.

À un certain moment, tout le monde s’est levé hardiment debout pour attraper des T-shirts aux couleurs de l’équipe qui étaient lancés dans les estrades, comme un essaim de femmes célibataires déchaînées qui veulent absolument attraper le bouquet balancé en riant par une joyeuse mariée. Je me suis dit sans méchanceté : « Plus ils font de bruits, plus ils sont contents », moi qui apprécie par-dessous tout la tranquillité et la présence de peu de gens, dans un environnement peu bruyant et maîtrisé. Ici, tout peut arriver, on dirait. Le meilleur comme le pire. L’imprévisible. Et l’imprévisible, c’est mon ennemi juré.

J’ai observé aussi les basketteurs, des entertainers qui soulèvent vigoureusement la foule pour danser sur WMCA ou d’autres hymnes populaires entraînants. Avec leur enthousiasme débordant, ils font participer la foule. « Make some noise! », nous a lancé l’un d’entre eux en agitant les bras en mouvements ascendants. J’ai perçu chez ces meneurs de foule un besoin d’approbation, de déification, cette petite chose étrange et fluide que je perçois lorsqu’une personne me parle de ses exploits personnels en cherchant l’admiration dans mes yeux. Je me suis dit : « Plus ils font de bruits, plus ils sont contents eux aussi! »...


Alors, je demeure perplexe. Pourquoi tant de partisannerie, tant de cacophonie, ces stimulations excessives comme source de plaisir? Est-ce que toute cette agitation est vraiment utile pour créer le sentiment d’amusement? Dans ma perception personnelle, j’ai l’impression de ne pas être du tout à ma place, loin de mes points de repères. Je suis une véritable intruse. J’avais par moment une envie criante de me boucher les oreilles en gémissant. Je sais, ça ne se fait pas en société quand on est une bonne fille. C’est faire un pied de nez effronté aux attentes sociales. Et toute cette foule compacte, homogène comme une seule personne, mue par un seul cerveau, ne comprendrait pas… Moi, je suis seule face à eux. Comme à chaque jour.