dimanche 22 septembre 2013

Semaine 21 – Incursion dans la petite enfance, les années préscolaires (partie 2)

Crédit photo: pixabay.com

Au-delà de mes particularités alimentaires, je crois que j’avais des exigences un peu étranges lors des repas familiaux. Bien que, tel que je l’ai mentionné précédemment, je tendais à salir par dédain mon côté de nappe avec mes doigts tachetés d’aliments, je ne supportais pas d’endosser les salissures exécutées par d’autres individus à table. Mon père raffolait des betteraves marinées comme accompagnement et en ajoutait dans son assiette à presque tous les repas, sauf avec ses crêpes dominicales. Souvent, des petites gouttes du liquide fuchsia fuguaient entre le bocal de départ et l’assiette d’arrivée, lors du transport aérien par les quatre dents de la fourchette. Comme le chemin de petits cailloux du Petit Poucet. Ces taches sur les nappes de semaine défraîchies étaient devenues indélébiles et formaient à la longue un petit tableau de Miró.

Si par mégarde ma mère inversait sa nappe, immanquablement, ma réaction était de lui crier en panique que ces taches mauves n’étaient pas les miennes. Et je résistais, tant et aussi longtemps que le changement de côté n’était pas dûment effectué. Il y avait un certain dédain dans cette démarche, une horreur de ces marques abstraites dégradées progressivement à chaque lavage. Mais aussi un rigide besoin que tout soit droit. Ce n’était pas mon côté de nappe. Voilà. Il m’aurait été impossible de consommer mon repas en paix si cette rectification n’était pas apportée au moment de sa réquisition. Mon univers aurait été en plein chaos.

Ma prime jeunesse a été également parsemée de mes gaucheries et des difficultés motrices qui me guettaient à chaque mouvement esquissé. À table, la tentative d’approche de la main droite vers le verre de lait se terminait presque systématiquement par une collision latérale entre mes doigts tendus et le centre du verre. L’alignement entre mes yeux et mes mains me faisait cruellement défaut. Il en était de même pour tout ce qui concernait l’alignement général de mon corps. Les cadres de porte et les meubles se mettaient constamment en travers de mon chemin, comme une conspiration maudite afin de me faire trébucher, esquissant sans fin écorchures par-dessus ecchymoses, empilées en vrac comme sur un sandwich BLT.

Mes tentatives de faire de la bicyclette se sont montrées tout aussi infructueuses que mon apprentissage de la natation. Il manquait invariablement un petit quelque chose au niveau de la coordination, comme un millimètre en trop ou en moins à réajuster. D’ailleurs, la bicyclette ne m’attirait pas particulièrement. D’abord, c’était trop d’autonomie pour une si petite personne dans un si vaste monde auquel je commençais à peine à m’éveiller. L’idée de m’éloigner seule de la maison me terrorisait à un point indicible. Alors, je n’ai pas insisté très longtemps pour réussir mon équilibre périlleux sur deux roues : la motivation était totalement absente. Si tous les gamins rêvent de posséder une bicyclette jaune ou rouge de deux à cent quarante-cinq vitesses et pourvues de diverses fonctions et éléments décoratifs reflétant leur personnalité, pour ma part, tout cela m’était étranger et mes pieds me suffisaient. Je ne voulais pas « faire comme les autres » : cette notion m’était totalement étrangère. Je ne savais pas ce que voulaient les autres.

Il ne m’était pas naturel d’aller au devant des autres enfants. Un petit instinct personnel savait déjà que nous n’étions pas de la même variété, car je ne me laissais pas assimiler à leurs jeux de groupe ou à la contagion de leur humeur, bonne ou mauvaise; je ne cherchais pas leur compagnie avec spontanéité. En apparence, je partageais peu d’activités et d’intérêts communs avec mes semblables. Outre le fait que j’étais réfractaire et trop maladroite pour la bicyclette, je préférais le cocon salutaire de ma chambre familière aux bruyantes activités à l’extérieur. Osciller dans l’espace assise sur les balançoires au terrain de jeu, échanger en rigolant un ballon coloré, faire une saucette en groupe à la piscine municipale, non merci. Ces bambins qui poussaient, qui criaient, qui tourbillonnaient comme un essaim d’abeilles me rendaient aussi anxieuse que si on m’avait annoncé que j’allais être jetée vivante dans une fosse aux lions. Ils me faisaient peur.

C’était sans doute une étape préparatoire. L’été précédant mon entrée en classe maternelle, ma mère m’a imposé de jouer avec les petites filles de la voisine. Elle me répétait sans cesse que je devais sortir de ma coquille. Mais le petit poussin apeuré trouvait pourtant bien inutile de changer quoi que ce soit à ses habitudes solitaires et isolées et n’en voyait pas l’utilité. Mais à la fin des années soixante, début soixante-dix, on ne négociait pas avec une figure parentale. Donc, j’ai joué avec les petites voisines pour faire plaisir à ma mère avant tout, car j’étais une enfant polie et généreuse. De toute manière, je n’avais aucune argumentation potentielle pour faire valoir mon droit à la réclusion.

C’était la belle époque où on envoyait les enfants jouer dehors toute la journée, sans écran solaire ni précaution aucune. Les mères poussaient les enfants dehors pour la journée et barraient presque les portes derrière eux pour s’éviter une intrusion de leur progéniture. Pas d’inquiétude pour plusieurs heures, puis lorsque l’enfant réapparaissait, on le détaillait de haut en bas. S’il avait un lobe d’oreille déchiré ou un bras manquant, on le couvrait d’un pansement et on le remettait à la rue le lendemain jusqu’au coucher du soleil. La seule obligation contractuelle pour le petit était de se pointer aux repas et de repartir aussitôt la dernière bouchée engloutie. J’étais donc laissée à moi-même durant des heures en terre étrangère. La terre de la vie sociale. Moi, je n’en ressentais pourtant pas le besoin. Ma solitude m’apportait bien davantage et était bien moins contraignante. Car de compromis et de négociations, je ne connaissais pas l’usage. Alors, bien évidemment, je suivais comme un petit caniche de poche.

Les autres enfants ne pouvaient pas partager les jeux dans ma tête. J’en étais bien consciente puisqu’ils me ramenaient à un monde trop terre à terre pour être assurément intéressant. Ils aimaient rire bruyamment, se courir après en criant pour ne pas avoir la tag, parlaient fort pour imposer leurs choix de jeu avec leur instinct de domination naissant, voulaient être le chef, la mère ou le gardien du zoo. Mais diable que les journées étaient longues. Moi, je voulais juste qu’on me laisse un peu tranquille. Je participais, mais il ne fallait pas que d’autres enfants s’ajoutent à notre petit groupe de trois, car là, je devenais entièrement muette. J’aurais souvent voulu fuir, tambouriner à la porte de la cuisine et demander grâce, supplier ma mère de me laisser m’ensevelir dans ma chambrette, sous les draps.

Comme je disposais déjà dans la petite enfance du logiciel interne Manque de diplomatie et incompréhension des non-dits, il s’est produit quelques situations amusantes. Je me rappelle très clairement qu’un soir, mon père était épuisé en rentrant du travail. Comme ma voisine était avec sa petite sœur sur son balcon et me demandait à moi, d’en bas, si elle pouvait venir à la maison, mon père s’est mis à faire des larges signes de tête de gauche à droite. Elles ne pouvaient le voir, car un bout de mur le cachait. La petite Nathalie, Manon ou Johanne, je ne sais plus, insistait.

Mon père me dit en murmurant : « Dis-lui de rester chez elle ce soir. »
Moi, très fort : « Mon père dit de rester chez vous »…
Mon père, murmurant toujours : « Non, dis-lui que c’est toi qui veut qu’elle reste chez elle .»
Alors, moi, toujours très fort : « Mon père fait dire que c’est moi qui veux que tu restes chez toi. »
Mon père, murmurant, mais sans doute avec de l’impatience dans le ton (ça ne donnait rien avec moi de toute manière, je ne captais pas) : « Non, dis-lui que c’est toi qui ne veut pas jouer. »
Moi à mon père, assez fort, car j’étais déjà dans ce rythme-là : « Oui, mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est toi... »

Je ne me souviens plus trop, mais il me semble qu’il a perdu patience et qu’il m’a dit de rentrer. Enfin, au moins, j’étais à l’intérieur! Et Nathalie, Manon ou Johanne, je ne sais plus, est restée chez elle.

J’aimais bien être seule dans mon monde. Par contre, je commençais à découvrir un monde extérieur plus étendu que prévu, plus exigeant que ce qui l’animait au bout de mon nez; les relations interpersonnelles devenaient plus périlleuses que les traditionnels « Mange toute ton assiette » et « Vite, va mettre ton petit manteau bleu, on s’en va à l’épicerie. » Je ne demandais rien, si ce n’est qu’on me laisse faire mes petites choses à ma manière. Je ne requerrais pas d’attention constante, d’applaudissements à chaque bon coup, d’encouragements ni de « Wow, t’es bonne ma grande! » Rien. Pantoute, comme on dit chez nous.

En prenant conscience de tout ce monde environnant, je voyais qu’il y avait plein de variables étranges, plein de « il faut », « il ne faut pas », et je ne comprenais pas tous ces rituels de vie qui n’avaient aucun sens pour moi. Je commençais à percevoir un sentiment de décalage, j’avais l’impression de vivre un rêve flou. Je vivais au présent uniquement et la notion du temps m’échappait. Avoir les choses tout de suite après une promesse ou une évocation m’était nécessaire. J’avais besoin d’avoir les choses tout de suite, sinon, une panique sans nom s’installait, panique qui me tétanisait ou qui s’exprimait par une crise d’impatience capricieuse très forte qui semblait sans doute inadaptée au contexte. Pour moi, le futur n’existait pas. Un « on verra » était un non catégorique, ne renfermant pas la moindre lueur d’espoir de voir ma requête se réaliser.

Je ne le savais pas encore, mais j’entrais dans une existence remplie de codes et de jeux sociaux auxquels j’allais devoir adhérer sans en connaître les règlements officiels, les coups de pénalité et les déplacements latéraux permis. Que je le veuille ou non, mon pion allait être déposé officiellement sur la planchette du jeu.




3 commentaires:

  1. On sait qu'entre les autistes, les différences sont aussi grandes que chez les neuro-typiques. Mais, nous nous ressemblons au moins sur un point: le désir de rester dans notre bulle; nous y sommes bien et la proximité des autres nous fige, nous met mal à l'aise et nous pousse à nous isoler. J'ai appris à aller à bicyclette, mais j'en faisais seul. J'aimais bien lire des livres de sciences, observer la nature, faire mon potager, ou même simplement marcher en tournant en rond et j'étais très heureux et seul. Je jouais parfois avec des amis, plus jeunes que moi, ou je pouvais avoir un ami, avec qui je parlais et qui écoutait mes pensées (parce que je pensais beaucoup!). C'est à l'adolescence que ma solitude a commencé à me peser...
    J'apprécie toujours vous lire, et j'ai hâte de lire la suite. Encore au moins 31 articles intéressants à venir. Avez-vous fait votre plan? Est-ce que vous savez en gros ce que vous allez écrire les prochaines semaines?

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  2. Merci beaucoup de me lire! Vous avez tout à fait raison sur notre point commun, nous apprécions la solitude et elle ne nous pèse pas. Pour répondre à votre question, je n'ai pas un plan précis. J'ai une liste d'idées que je bonifie au fur et mesure qu'elles viennent, mais je choisis le lundi le sujet dont je parlerai le dimanche suivant. Cette période-ci fait un peu exception, car on m'a demandé de parler de l'enfance, alors j'ai fait 2 textes petite enfance, qui seront suivis par 2 textes pour la petite école et 2 pour l'adolescence. Mais en fin de semaine, il y aura un autre sujet qui sera intercalé, car il y a une mise au point importante que je veux faire depuis un bout de temps et ce sera mon sujet de dimanche. Mais non, il n'y a pas de plan précis, des fois je choisis un sujet et je change d'idée au cours de la semaine. Mais je serai bientôt rendue à la moitié, et je pense que je vais manquer de semaines pour tout dire ce dont j'ai envie de parler!

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  3. Comme tu sais je suis NT et ma petite enfance a coulé tout naturellement sans heurts et souffrance à part quelques moments pathétiques comme un cœur qui éclate en sanglots suite à la mort d'une cerf dans un film. Hypersensibilité.

    Sais pas en lisant ce que tu as vécu dans ton enfance comparé à la mienne je me demande si la formation solide du moi n'arriverait pas très très vite chez l'aspie. Cette conscience que tu avais de l'autre était si puissante et donnait naissance à la peur. De mon côté je suis sorti de mon monde informe et harmonieux vers 10 ans suite à une épreuve. Le moi s'est formé presque d'un coup d'où la naissance de la peur de l'autre, et le besoin de solitude et de bulle.

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