dimanche 16 mars 2014

Semaine 46 – La belle bibitte ou la vie de couple avec une aspie – Vie sentimentale (partie 2)

Crédit photo: pixabay.com
*  Veuillez noter que le terme "bibitte" a un sens différent au Québec. Ici, il s'agit d'une petite appellation familière faisant référence à une "mini créature étrange et attachante"!

TEXTE INTÉGRAL

La question ombragée de la possibilité de connaître une authentique vie de couple revient souvent sur le froid carrelage de la vie, et plus principalement concernant les autistes de haut niveau, les TED non-spécifiés et les Asperger. (Oui, je sais très bien, ces termes désuets sont maintenant d’une autre époque grâce à quelques brillants scientifiques qui ont planché jour et nuit sur ces changements de terminologie. Mais au moins, ces appellations anciennes avaient le mérite clair de nous permettre de saisir certaines nuances intéressantes dans les différents niveaux du spectre.)

Peut-on être sur le spectre autistique et vivre en couple? Souvent, on m’interroge à ce sujet, on m’expose de valables inquiétudes, on me glisse des appréhensions et des doutes légitimes. Je vous dirais que je connais d’autres couples dans cette situation et que c’est tout à fait possible et viable. D’ailleurs, actuellement, de nombreux couples sont dans cette situation sans même se douter que l’un des deux membres se trouve sur le spectre autistique. De toute manière, tout couple fait face à ses défis et à ses situations difficiles, non?

Être en couple, pour un autiste, c’est avant tout être en permanence avec l’autre, ce qui n’est pas une évidence toute faite. Three is a crowd, disent les anglophones, mais pour les autistes, déjà à deux, c’est parfois vivre en immersion intense dans une foule compacte. Le couple, dans le sens large, c’est le paradis (l’enfer?) du compromis. Pour l’autiste, s’ajoute à cela l’omniprésence d’une personne dans des sphères qui viennent égratigner sa bulle autistique. C’est donc devoir apprendre à développer plus de souplesse dans ses routines et rituels. C’est exiger un assouplissement de ses rigidités et de ses habitudes sécurisantes pour laisser une place à un conjoint qui a ses propres plis, ses manies et ses besoins propres. C’est également les pièges létaux de la communication, pour des personnes pour lesquels l’expression générale des sentiments intériorisés, des frustrations ou de l’affection n’est pas toujours spontanée. Mais si on choisit de s’engager dans une vie de couple, non par pression sociale, mais parce que c’est notre choix sincère, les chances de réussite peuvent être aussi valables que pour tout autre couple.

L’homme m’aime comme je suis… Oh, surprise!

L’homme et moi avons fait connaissance au travail. (Quand je dis l’ « homme », mon entourage sait que je parle de mon François.) De son côté, l’homme me surnomme « ma belle bibitte ». Non pas qu’il me perçoive comme un gluant insecte ou un rongeur insalubre. Nous avons plutôt l’image d’une mignonne créature du type Gremlin, avant ses métamorphoses maléfiques bien entendu. Je suis Gizmo. J’ai d’ailleurs conservé une puérilité ponctuelle, qui ressort de manière récurrente quand je suis très contente ou particulièrement fragilisée par un événement extérieur. Heureusement, il vit bien avec tout ça. Il m’en trouve encore plus attachante, d’ailleurs. Mon surnom affectueux tire ses origines de là.

Donc, l’homme et moi, avons fait connaissance dans un contexte professionnel. Nous étions déjà en couple chacun de notre côté et nous nous sommes revus à maintes reprises comme de platoniques amis durant quelques années. En faisant le compte, je confirme que nous nous connaissons depuis déjà un bon vingt-sept ans. En tant que couple, amoureux et complices cimentés, en 2015, nous sommes ensemble depuis exactement vingt-cinq ans. L’amour nous a frappés d’un coup, dans un moment mutuel de célibat soudain, alors que nous nous sommes rapprochés en ayant davantage de temps à se consacrer l’un à l’autre. Être ensemble était toujours un plaisir partagé. Nous n’habitions pas dans la même ville à ce moment-là, avec des obligations professionnelles chacun dans notre patelin de résidence. Notre relation a donc connu ses premiers gazouillements à temps partiel.

Même si l’homme est plutôt conventionnel au premier abord, il a toujours été ouvert d’esprit face aux personnes marginales. Contrairement à moi, c’est un hyper sociable qui va avec une souple aisance au devant des inconnus, qui adore l’imprévu et les surprises. Pour une autiste stable qui doit être prévenue à l’avance avec un mémo administratif de l’éventualité d’une surprise, c’est un bateau qui tangue avec mal de mer à la clé. Mais jamais il ne m’a jugée ou critiquée sur ma manière d’être, bien que mon côté sauvage et asocial l’ait particulièrement déstabilisé à plus d’une reprise.

Il aimait ma différence, mon côté punkette du début de l’âge adulte, mon amour du cinéma étranger, de l’histoire de l’art et mes goûts musicaux hors des courants populaires (écouter My Way chanté par Sid Vicious ou des airs tribaux sur la radio de Radio-Canada, par exemple). Mon côté unique dans son paysage prévisible, comme un scarabée asiatique transporté par mégarde dans une cargaison de fruits exotiques, le fascinait. Même s’il ne saisissait pas à chaque coup mes réactions atypiques, il était d’une angélique tolérance. Se grattant le crâne, il s’est retrouvé consterné à plus d’une reprise devant mes répliques brusques : « Elle a vraiment dit ça à untel? » Son amour était tel qu’il n’a jamais cherché à me changer. J’étais la martienne ou la plutonienne mésadaptée et il a consciemment choisi de composer avec la situation. Il aurait pu prendre ses mollets à son cou à n’importe quel moment, avec la bénédiction d’une bonne douzaine de personnes qui ne comprenaient pas son entichement pour cette sauvageonne qui ne sait pas tenir une conversation ou saluer proprement. Mais il ne l’a pas fait.

Une autiste avec des sentiments, vous dites?

Eh oui, on peut être autiste et connaître l’amour, le recevoir et le ressentir. Mais pour moi, avant l’engagement et avant l’éclosion des sentiments amoureux, il a été impératif de connaître l’autre. De développer une authentique amitié, faite de confidences et de confiance. D’avoir des intérêts communs et une réelle complicité naturelle, partager des moments heureux sans malaise. Car il a fallu qu’il entre dans ma bulle, moi qui étais habituée à ma solitude bienfaitrice et nourricière. Cette adaptation, facilitée par le fait que nous habitions dans des villes différentes a pu être graduelle. Mais j’avais parfois une hâte, à en taper frénétiquement du pied, qu’il reparte, après un certain temps passé en duo. J’avais parfois envie une envie pressante de me retrouver seule dans mon antre familier et dans ma routine. Aujourd’hui, j’ai encore besoin de cet espace, de temps en solo, pour me reconstruire, resolidifier mon intérieur, apaiser mon anxiété sociale.

Je crois que chez moi, le temps de l’attachement a été plus long, plus réfléchi que pour la majorité des gens. Même si j’ai déjà connu des étourdissants coups de foudre très brefs par le passé, dont je déchantais très vite. Il y avait toujours cette petite voix raisonnable et logique qui me faisait analyser le contexte, les variables en jeu, mon confort ou mes inconforts, la viabilité de la relation en cours. Cette voix qui sait que tout remaniement fonctionnel, aussi important qu’une nouvelle vie à deux par exemple, engendre énormément de changements inopinés et de situations fortuites qui requièrent un plan B ou une porte de sortie avec un écriteau au néon bien rouge juste au-dessus. Exit. Sortie d’urgence. Issue de secours.

L’homme et son soutien constant, même dans l’autisme

Au moment où j’ai cherché à obtenir mon véritable diagnostic de syndrome d’Asperger, et après l’avoir reçu, proches et famille se sont étrangement volatilisés. J’ai vécu ces démarches avec un grand sentiment de vide et de solitude. Je ne supporte pas que l’on critique l’homme sans subir mes morsures et mes gifles verbales : l’homme, c’est ma bouée dans cet océan d’incompréhension. Durant une vingtaine d’années à mes côtés, il a vu mon parcours boiteux, mes dépressions et ma quête inassouvie de déterrer la vérité sur ma différence. Au début, il ne souhaitait pas que je convoite l’étiquette , l’étampe au front ou le certificat d’Asperger. Il ne voulait pas que j’en sois blessée ou stigmatisée pour le reste de ma vie. Il m’aimait comme j’étais et être tatouée avec une dénomination médicale ne lui apparaissait pas comme un avantage important.

Mais un jour, je lui ai fait lire les caractéristiques du profil féminin. Il a fortement réagi. Il a affirmé avec émotion : « Mais, c’est toi! » Il a finalement compris l’importance pour moi, pour me connaître à fond, d’aller au bout de cet ardu processus. Quand il a compris, il m’a appuyée sans réserve. Tout ça ne nous a rendus que plus forts et soudés plus étroitement encore. Cette connaissance nous a permis une plus grande tolérance vis-à-vis de mes failles, mais aussi une capacité à vivre avec ces dernières et à les aplanir, les rendre plus vivables pour nous deux. Nous vivions déjà avec le souffle chaud du syndrome dans notre cou, mais nous pouvions enfin nous retourner pour regarder la bête dans les yeux et l’apprivoiser. J’en suis ressortie grandie et en version améliorée.

Couple et autisme, possible ou pas?

Certaines personnes autistes choisissent de ne pas vivre en couple. Souvent pour des raisons sensorielles, par déplaisir des contacts physiques ou parce qu’ils ont besoin d’un plus grand d’espace personnel et ont de la difficulté à supporter la présence d’une autre personne dans leur quotidien.

Isabelle Hénault[1] dit que la majorité des couples qu’elle rencontre sont constitués d’un individu ayant des traits sur le spectre autistique et d’une personne typique, c'est-à-dire non-autiste. C’est également le cas pour la majorité des couples que je connais ou qui communiquent avec moi. Certains autres couples seraient aussi composés de deux personnes sur le spectre autistique, souvent à des niveaux différents.

Selon moi, la vie de couple est possible, mais au prix de beaucoup de respect des différences de chacun, des besoins sociaux moindres de la personne autiste, du respect de l’espace personnel de la personne autiste et d’une acceptation entière des différences de fonctionnement de part et d’autre. Les nécessités ne se formulent pas de la même manière et l’expression des sentiments non plus. L’individu sur le spectre autistique peut paraître indifférent ou distant, ne pas savoir s’exprimer adéquatement dans des moments délicats, ne pas se montrer suffisamment romantique, ne pas prononcer les bons mots ou poser les gestes attendus. Chacun des membres du couple doit être clair sur ses besoins et ses attentes et éviter à tout prix, même les plus onéreux, les non-dits. La personne typique doit aussi comprendre et aider la personne autiste à gérer son anxiété et ne pas la brusquer dans ses difficultés. Inversement, la personne autiste doit être à l’écoute de son partenaire et ajuster ce qui est réalisable pour que les deux membres du couple se rejoignent dans l’harmonie, avec le moins de frustrations possible. C’est un travail à deux et chacun doit y mettre ses efforts.

Comme dans tout couple, la priorité est la communication. Avec un conjoint autiste, il ne faut surtout pas hésiter à répéter nos besoins et nos attentes, même si ceux-ci paraissent évidents et implicites. Des fois, ce qui peut paraître gaga doit essentiellement être verbalisé et expliqué à la personne sur le spectre. Quelquefois, il ne manque juste qu’une petite étincelle à notre compréhension pour « allumer » sur certains détails capitaux. Si le silence est d’or et la parole d’argent, dans ce cas-ci, le dialogue est de platine.






[1] Isabelle Hénault, M.A., Ph.D. est sexologue et psychologue et elle a développé une expertise auprès de la population présentant le syndrome d’Asperger, plus particulièrement dans le domaine des relations interpersonnelles et de la sexualité. Elle a travaillé plus de deux ans à la clinique du Dr. Tony Attwood en Australie.

Voir l’émission Une pilule une petite granule sur les ondes de Télé-Québec (disponible pour les résidents du Québec seulement). Pour la partie où je suis présente avec mon conjoint, voir autour de la 21e minute : http://pilule.telequebec.tv/occurrence.aspx?id=1201



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1. Isabelle Hénault, M.A., Ph.D. est sexologue et psychologue. et elle a développé une expertise auprès de la population présentant le syndrome d’Asperger, plus particulièrement dans le domaine des relations interpersonnelles et de la sexualité. Elle a travaillé plus de deux ans à la clinique du Dr. Tony Attwood en Australie.



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