dimanche 21 août 2016

Un mannequin, deux mains gauches et un cadavre



Nous sommes autour de l’an 2000. Je surfe délicatement sur ma 34e année, un âge suffisamment mûr pour m’éviter logiquement les bourdes évidentes et les maladresses de débutantes qui sont mignonettes à la fin de l’adolescence. Mon naturel humanitaire avait cru avoir découvert une voie pratique pour se dévoiler au grand jour, dans toute la lumière splendide et altruiste d’un cours de secouriste. Mon Batman intérieur, lorsqu’il tente de se frayer un chemin vers l’extérieur, finit toujours par revêtir davantage le costume de Calimero ou de Gaston Lagaffe. Erreur. Encore une grossière erreur de ma part. J’ignorais dans quelle mésaventure désastreuse je m’étais incluse une fois de plus.

Le samedi initial, devant être adjoint à un samedi suivant complémentaire, s’est glissé subtilement sur le calendrier et est devenu tout à coup : aujourd’hui. J’arrive bien évidemment la première, car la crainte des retards et des stationnements indisponibles à proximité m’est continuellement fatale. Je m’installe à la première place près de la porte, à la droite du professeur qui me salut et qui révise ses notes de cours. J’aime avoir une issue de secours bien en vue. La classe est disposée en U, l’enseignant trônant fièrement à l’avant dans l’ouverture supérieure de cette voyelle. Toutes les positions autour des tables m’obligent donc à faire face à de nombreux protagonistes potentiellement amicaux, agaçants ou intimidants tout au long de la formation. J’apprécie davantage les classes aux pupitres en lignes perpendiculaires, qui offrent la discrétion de ne pas devoir croiser accidentellement de pénétrantes pupilles scrutatrices.

Le cours vient à peine de débuter que déjà, je réussis à me faire remarquer contre mon gré. Moi qui tente en vain depuis toujours de me fondre au mobilier, à m’agencer à la tapisserie florale ou à rayures et à faire caméléon avec le carrelage. Où que j’aille, je suis toujours traquée par un puissant projecteur, comme un prisonnier en cavale qui se fait rattraper par ses geôliers. Bien évidemment, comme je ne connais personne du groupe, je suis déjà goinfrée d’anxiété sociale et je me dis que tant que le moniteur transmet de l’information, je suis peinarde. Eh non.

Le professeur aborde la très légitime question du rythme de la respiration normale chez un individu. Il propose alors à la classe d’observer une personne respirer pour départager d’un simple coup d’oeil le bon du moins bon. Qui choisit-il? La petite rouquine qui s’est placée, comme une première de classe de l’école primaire, à côté de lui. Bonne fifille sage. Donc, toutes les paires d’yeux qu’une douzaine de personnes peuvent utiliser en même temps se pointent fixement sur ma cage thoracique. Moi, je tente de garder tout mon naturel. Je précise ici avec finesse « que je tente ». Je dois faire la même moue impuissante qu’une mouche qui se retrouve coincée dans une collante toile d’araignée. Évidemment, je ne fais pas comme il faut. Le professeur élève la voix en disant qu’on a l’instinct de surveiller notre respiration quand on se sent observé de près et me demande de me reprendre et de respirer normalement. Ce que je fais pourtant.

Ce que monsieur qui connaît tout de l’art délicat de la réanimation ignore, c’est que depuis mon jeune âge, l’anxiété est ma grande copine. Elle a conseillé depuis fort longtemps à mon nez de prendre son air vital très lentement pour éviter que son autre copain, mon cœur, ne tambourine trop fort et me fasse gicler le sang par les oreilles. Or, respirer normalement chez moi, c’est respirer plus lentement que la majorité. Je fais en moyenne une unique respiration pendant qu’une autre personne en prend deux. Je l’ai hautement réalisé en secondaire 1, quand dans une classe de relaxation, les exercices de respiration lente pour les autres m’ont fait hyperventiler. Décidément, l’enseignant me prend en grippe, toussote autoritairement et choisit par exaspération de faire la démonstration sur son propre corps, qu’il peut au moins contrôler à volonté pour démontrer son point de vue sans perdre son précieux temps. Dans ces moments-là, mourir devient un rêve envisageable, car se faire infliger une douce humiliation durant le premier quart d’heure du premier jour d’une formation, c’est un record mondial.

La partie théorique se prolonge suffisamment longtemps pour me permettre de fantasmer sur la possibilité que tous les autres effacent de leur esprit la trace de la gifle psychologique qui empourpre encore mes joues. Existe-t-il vraiment ce petit appareil utilisé dans Men in black qui efface les souvenirs? Mais le meilleur, ou devrais-je annoncer le pire, n’était pas encore commencé. Le professeur nous présente trois personnages plastifiés, surnommés tous « Marcel », ce qui attire une vague de rires gras qui me fait sursauter et me déstabilise. Moi je ris, mais par en dedans. Prestement, il nous invite à nous regrouper en équipes de quatre, pour pratiquer les massages cardiaques autour d’un Marcel inanimé. Déjà que je respire plus lentement que la moyenne, m’accoler à des étrangers et faire accointance amicale avec des inconnus est encore plus au ralenti chez moi. L’enseignant, dont je n’ose même plus regarder le faciès, m’assigne une équipe composée de deux jeunes hommes et d’une fille à qui je ne présente même pas de salutation d’usage ou de regard direct.

Tout devient alors supplice. Je ne sais jamais où me placer, j’ignore quoi faire, je me perds dans les séquences précises à suivre et là, je crois que ma respiration s’accélère suffisamment pour rejoindre avec justesse une respiration dite normale. Quand arrive fatalement mon tour, le dernier, car je me suis bien réservé le droit de garder le silence tout au long de la pratique quand on demandait qui serait le suivant à s’exécuter, je me place au centre du cercle. J’ai pour mission de sauver ce cher Marcel. Mais rien ne fonctionne. Les autres tentent de me corriger avec une voix que je perçois comme amicale, moi, je fais de mon mieux. Le professeur qui supervise l’ensemble de ses protégés accroupis intervient brusquement. Je me sens encore comme une gamine fautive. Je n’appuie pas suffisamment fort, je ne maintiens pas le bon rythme pour pomper le fluide vital du très plastique inconscient à ramener à la vie. Mon rythme manque de régularité et de vigueur. Il soupire et nous dit d’arrêter. Il invite tout le monde à se regrouper et insiste de nouveau sur les consignes, qu’il répète à tous, mais je suis bien la seule à ne pas savoir gérer cette chorégraphie salvatrice. Il me regarde avec une insistance trop appuyée pour que je ne remarque pas que les regards pivotent majoritairement en ma direction. Moi, je me replie sur moi-même et je songe à la machine de Star Trek qui pourrait me téléporter à des milliers de kilomètres de ce lieu en quelques secondes. Pourquoi est-ce que je n’y arrive pas? Je l’ignore totalement. J’ai beau m’appliquer de mon mieux, je suis invariablement hors course.

Mais maintenant, je sais. Chez moi, les bons réflexes et la coordination globale sont désactivés. La main droite ne parvient pas à s’associer de manière complice avec les poussées rythmées, les mouvements de jambes et la force appropriée à la besogne. Mais à cet instant précis en 2000, Calimero a vraiment envie de chialer sa vie, car il ne comprend pas comment il arrive toujours bon premier sur le podium de l’échec de certaines tâches qui semblent s’installer instinctivement chez les autres. Dans ma vie, tout est soumis à une motricité globale qui n’en fait qu’à sa tête. Tout le monde autour de moi semble observer des manœuvres et les reproduire adéquatement ou avec de légères imperfections à corriger et à ajuster avec un peu de pratique et de conviction. Alors que chez moi, rien n’y fait. Ni la bicyclette dont j’ai compris dernièrement que l’on pouvait maintenir son équilibre en bougeant adéquatement le guidon au lieu de le maintenir droit et moi de m’affaler de tout mon long sur le côté, en sandwich entre l’asphalte tiède et l’engin à deux roues. Ni la natation, où des battements de jambes et de bras vigoureux ne me font avancer d’aucun centimètre. Ni la danse ni le Taï Chi où une mémoire corporelle des enchaînements gestuels est nécessaire. Ni les sports d’équipe. Je suis un petit pois qui a la balourdise et le manque de grâce d’une boule de bowling de deux tonnes.

Je ne me suis jamais présentée à la phase deux de cette torture immonde. Je manque également cruellement de masochisme! C’était une colline impossible à gravir tellement elle se métamorphosait en Everest sous mes yeux. J’aurais sûrement décroché haut la main la médaille du déshonneur de ne pas avoir « ce qu’il faut » pour avoir mon certificat en secourisme. Oui, je l’avoue sincèrement, je n’ai pas sauvé Marcel, au grand désespoir de l’enseignant qui a peut-être eu une pensée pour moi ce soir-là, se questionnant comment il pouvait rattraper cette élève déphasée à qui on ne peut confier un innocent mannequin, encore moins la vie d’un humain. Et j’espère que la mort définitive de ce pauvre Marcel sera la seule que j’aurai sur la conscience durant tout le reste de ma vie…