lundi 5 décembre 2016

Semaines réintégrées - Semaine 18 — Les autistes n’ont pas d’imagination… Pardon me?

Crédit photo: pixabay.com

Dans une maison de banlieue briquetée à la devanture sinistrement banale résidait une toute petite bambine de quatre ou cinq ans qui jouait presque silencieusement dans sa chambre. Jour après jour, elle jouait à ses jeux préférés. La petite disposait de suffisamment de jouets pour déployer une grande variété d’activités ludiques. Mais à chaque jour, elle s’assoyait par terre en demi-lotus, faisait glisser latéralement la porte coulissante peinte en jaune de sa petite bibliothèque de bois pressé. Ensuite, elle prenait ses billes de couleur et les faisait tourner à tour de rôle sur elles-mêmes durant des heures. Ces billes provenaient de ses attaches à cheveux dont les élastiques défraichis s’affaissaient puis se fissuraient; une fois, la gamine avait volontairement trituré un peu trop l’élastique pour libérer la bille qui manquait à son jeu. Elle possédait : deux grosses billes rouges, une moyenne jaune et une blanche, la plus petite des quatre. Elle les faisait tournailler sur elles-mêmes sans fin en marmonnant des mots incompréhensibles pour sa mère qui lui reprochait le manque de variété dans ses divertissements.

De l’extérieur, ce jeu répétitif devait paraître complètement insensé. Un chercheur bien intentionné penché sur cette minuscule personne aurait décrété : « Cette enfant n’a aucune imagination. » Elle marmonne des pronoms, y juxtapose des propositions à peine audibles, elle fait des gestes répétitifs qui ne semblent pas motivés par une intention particulière. Vide et automatique. Ce même jeu répété jour après jour, comme un rituel ancien où on ne se permet aucune variation afin de ne commettre aucun sacrilège...
Mais pour la petite fille, ce jeu était différent à chaque jour.
Je le sais, car la petite fille c’est moi.

Pour moi, ces billes étaient une famille, deux parents avec leurs enfants. Des gens avec des noms propres et des surnoms familiers, qui vivaient, interagissaient, parlaient entre eux. La bibliothèque, c’était leur demeure avec des chambres à coucher sur le dessus de la tranche des livres et les livres eux-mêmes contenaient des pièces imaginaires cachées derrière des portes closes. On pouvait y deviner, sans jamais les voir, une cuisine et un salon où devait se rassembler la petite famille chimérique lorsque les portes de la bibliothèque se refermaient le soir venu. L’espace immense devant les bouquins où je jouais la plupart du temps était un immense vestibule, point central de rencontre où tous ces personnages mystérieux conversaient, s’amusaient, communiquaient.

Dans ma tête se bousculait tout un univers fantastique. Assise bien droite en visite dominicale chez oncle Adélard ou tante Gertrude, je restais immobile, fixant les meubles et le décor. Toute la salle de séjour devenait une ville, les fauteuils et les tables se mutaient en buildings immenses sur pilotis sous lesquels on pouvait stationner des voitures. Et j’imaginais silencieusement toute une vie gravitant autour de cette cité fantastique. Des gens y vivaient, y travaillaient, y faisaient leurs courses. C’était un monde fantasmagorique comme ceux des films de Tim Burton. Des décors de longs métrages de science-fiction, parfois sans limite, avec peu de points de repères avec le familier et le banal de chaque jour. Mais de l’extérieur, rien n’y paraissait. Un regard éteint, un visage où pointilleusement aucune expression de joie ou de concentration ne venait trahir le jeu intérieur intense de la fillette. Je pouvais paraître en veille durant des heures, sans jeu, sans parole, sans marque d’impatience. Juste là, posée sur le divan comme une molle poupée de chiffon.

Plus tard, j’ai lancé mon dévolu sur le très illustré catalogue Distribution aux consommateurs. Je naviguais d’une page à l’autre, d’une manière apparemment erratique et sans logique externe. La section des jouets devenait une cité, où se succédaient les quartiers résidentiels des barbies avec les maisons hautement colorées, les vêtements de poupée exposés devenaient le contenu d’une boutique à la mode sur le coin d’une rue, suivie de la zone très touristique des nombreux circuits de course automobile, les quartiers en construction envahis de camions et de bulldozers Tonka. La section des articles de cuisine, qui précédait celle des jouets, devenait un quartier central de restauration, où certains restaurants italiens offraient des pâtes exposées dans les plats à gratiner disponibles à la vente au détail. Et tous ces jeux se vivaient sans interaction sociale avec mes pairs qui n’auraient pas pu partager ces intérêts et ces univers irréels. Tout se vivait dans ma tête. Je n’avais besoin de rien ni de personne. Je me suffisais à moi-même et une présence amicale aurait évidemment été superflue.

Mais pourquoi faire tourner des objets pour jouer? La question se pose certainement. Avec le recul, je vois aujourd’hui que ce mouvement perpétuel que j’infligeais à mes billes stimulait mon imaginaire et me permettait d’entrer plus profondément dans ma bulle et dans mon monde intérieur improvisé. Plus tard, j’ai vu que ma concentration était plus grande lorsqu’elle était stimulée par ces mouvements circulaires. Lorsque les choses sont en rotation, tout autour devient sans importance.

Cette fuite dans l’imaginaire était mon seul véritable refuge. La vie quotidienne autour de moi, l’agitation, les incertitudes d’un monde qui n’était pas modelé de manière à m’être compréhensible rendait ma vie trop confuse, et je m’y retrouvais souvent figée par la panique. À l’extérieur de moi, j’étais complètement démunie et impuissante. Le stress tranchant et l’anxiété me guettaient à chaque fois que je mettais le nez en dehors de ma tête. Alors le refuge que je trouvais dans mon monde intérieur, dans mon imagination, me donnait une vie où je pouvais me sentir en confiance et rester en contrôle, où je pouvais doser les joies et les bonheurs que je ne retrouvais pas dans la vie matérielle habituelle, avec ses difficultés et ses négociations avec l’autre.

Encore aujourd’hui, cette imagination débordante me ronge l’esprit, me dérobe mon temps, peuplée de rêves ou de scénarios alternatifs de ce qui pourrait arriver dans ma vie, dans celle des autres. J’ai appris à ne plus faire tourner les objets pour ne pas perturber les gens qui me voient, mais j’ai remplacé ce besoin par des gestes plus banals et plus acceptables et moins visibles de l’extérieur. Mais cette imagination sans système de freinage demeure hyperactive, et elle fait du 80 000 tours à la minute.

Les préjugés quant aux manque d’imagination des autistes sont tenaces comme une tache de goudron. Les chercheurs ne savent pas, car ils nous écoutent trop rarement, nous les adultes autistes. J’entends sans cesse des personnes pourtant allumées et renseignées voguant dans le monde de l’autisme me répéter ces préjugés comme de pures vérités, car ils sont écrits et réécrits puis édités et réédités ad nauseum, sans jamais être remis en question. Et parfois, au nom de la science, ces personnes me contredisent sur ce que je vis pourtant depuis toujours et qui est ma réalité objective. Tout ceci m’amène beaucoup de questionnements sur certains des critères diagnostics, et surtout sur ce qui ne se voit pas de l’extérieur. Car comment peut-on nier notre imagination intérieure qui est emmurée dans nos silences et notre immobilité? Cette grande imagination qui ne s’exprime pas de manière conventionnelle, car nous ne ressentons pas le besoin de la partager avec les autres. Ces jeux sont autosuffisants, sans nécessaire réciprocité. Car comme dans presque tout de notre vie, nous avons un moins grand besoin de montrer et d’exprimer à l’autre nos pensées, nos rêves. Comme dans beaucoup de sphères de notre vie, le partage n’est pas une option.

Justement, voici ce que pense Rudy Simone à ce propos. Je vous laisse sur une citation de son livre Aspergirls :

« Il est souvent dit que les personnes atteintes du syndrome d’Asperger ont peu d'imagination et ne se livrent pas à des jeux imaginatifs durant leur enfance. Je pense que cette affirmation n’est pas correcte et qu’elle peut constituer un obstacle majeur quant à l’identification des personnes Asperger possédant une imagination fertile. (…) les histoires que j’inventais dans ma tête étaient bien plus intéressantes que celles qui mettaient en scène mes poupées, ces morceaux de plastique rigides et improbables. Les femmes diagnostiquées Asperger que j’ai interviewées ont des degrés différents de créativité et d’imagination pouvant aller de “nulle” à “extrêmement fertile”. »

Mais quand on s’y penche de plus près, cette imagination est variable d’un individu à l’autre… C’est un peu la même chose pour tout le monde, non?

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