lundi 5 décembre 2016

Semaines réintégrées - Semaine 41 — Les amitiés (troisième partie) : Des amis à l’âge adulte? Pourquoi pas…

Crédit photo: pixabay.com

C’était une de ces fraîches fins d’après-midi de mi-juillet, après qu’une pluie légère ait embaumé l’air de son odeur caractéristique. Aucun projet précis ne s’était pointé le nez, sauf une erratique balade en voiture sans but bien défini. L’homme et moi avions bien du temps libre devant nous et étions dénués de stress ou obligation contraignante. En passant par la ville, nous avons fait une visite-éclair chez Alexandre, un ami artisan que mon conjoint et moi côtoyons déjà depuis plus de vingt ans. Sans attente, une invitation spontanée de dîner à quatre, avec sa nouvelle copine, s’est improvisée. D’accord, tout était logique jusque-là. Nous étions tous légitimement affamés, c’était l’heure de gaver notre système digestif en vue de restaurer nos organes vitaux. Et d’accueillants restos se trouvaient à proximité. Le choix s’était posé sans questionnement extrême sur une de ces brochetteries grecques et conviviales de type Apportez votre vin. Petit vin blanc ordinaire et bon marché de la SAQ[1] en main, nous nous affalons sur une banquette défraîchie au beau milieu des lourdes conversations animées des voisins.

Moi-même, je suis d’humeur. La copine d’Alexandre est sympa, directe et amusante au premier abord. Je débute la conversation avec un humour taquineur très vif vis-à-vis mes deux comparses masculins. La copine rigole sans fin et me lance un très jovial : « Toi, je sens que je vais t’aimer! » Trente minutes plus tard, elle ne m’aimait déjà plus. Sa soudaine passion amicale pour une fille à l’humour sans gêne s’était déjà envolée. Je m’étais écrasée en plein champ de maïs comme un hélicoptère dont les pales ont cessé sans avertissement de tourner.

Les coups de foudre amicaux, je connais. J’en ai engrangé des dizaines. Ils se retrouvent encastrés, puis empilés après coup, dans des petites boîtes cartonnées brunes dans le grenier très vaste de mes souvenirs de rendez-vous manqués. Mais qu’est-ce qui a tant refroidi ses ardeurs cordiales du début? C’est que la fille rigolote et vive qu’elle venait de découvrir, celle avec laquelle elle avait connecté du premier regard, du premier contact, s’était volatilisée dans l’air ambiant du restaurant bondé. Et elle ne reviendra pas reprendre sa digne place sur son siège de tout le reste de la soirée. En bien peu de temps, je me suis emmurée dans un silence lourd et moche. Je me suis déguisée en courant d’air bien glacial qui a continué de souffler son blizzard jusqu’au moment de la bise d’au revoir. De prise deux, de seconde chance, il n’y en aura pas. Je suis transfigurée en personne froide et inamicale. J’ai perdu tout l’intérêt positif que j’avais suscité en peu de temps.

Amitié et autisme, des antagonistes?

Non, je ne crois pas qu’amitié et autisme soient des antagonistes. Même si les contacts amicaux de mes quarante-cinq premières années, sauf rares exceptions, se sont toujours dématérialisés un peu de la même manière. Des débuts prometteurs, trop même, une facilité d’élocution déconcertante, une vivacité d’esprit qui séduit et qui amuse. Être drôle, spirituelle, avoir le bon mot dans un timing d’une perfection magistrale. Une attitude semi-détachée, cool et brillante. Une vraie petite perfection de la nature. Mais après vingt à trente minutes, les interlocuteurs conquis se retrouvaient en face d’un costume de Marie Josée, vide et inanimé. Le mutisme sélectif reprenait sa place, ma bulle autistique se refermait de plus en plus sur moi, comme un dôme protecteur hermétique et infranchissable.

L’amitié est une thématique nébuleuse dans la vie des autistes. Elle fait appel à tout ce qui est notre talon d’Achille : sociabilité soutenue, lutte contre les surcharges sensorielles sur le long terme, abandon de nos intérêts spécifiques durant des heures d’affilée, désertion pour un temps indéterminé à l’avance de notre alliée principale : la solitude récupératrice. Entretenir l’amitié pour beaucoup d’entre nous, c’est demander à un écureuil de courir le 100 mètres haies. Il lui faudra des échasses et de l’entraînement olympique continuel.

On dit souvent qu’après l’adolescence, les relations amicales des femmes autistes et Asperger ne perdurent pas. D’ailleurs, beaucoup de femmes adultes fréquentent principalement des membres de leur famille et privilégient les sorties avec leur conjoint et leurs enfants. Elles ne maintiennent donc que peu ou pas d’amitiés avec des femmes de leur entourage. Pour les hommes, le scénario semble plus ou moins le même.

Souvent, il m’est plus difficile que pour la moyenne des gens d’entretenir une relation sociale sur le long terme. Personnellement, j’ai quelques amis, mais je n’ai pas un suivi très serré de mes contacts avec eux. Je suis l’amie « invisible », et mon besoin très grand de solitude me fera espacer les occasions de rencontres. Car, si j’ai eu un repas en groupe planifié durant la semaine à venir (deux personnes en m’incluant, c’est déjà un groupe!), je ne prendrai pas de rendez-vous précis pour les sept prochains jours. Il me faudra bien le reste de la semaine pour récupérer pleinement et accepter de participer à un autre événement collectif. Je suis envahie par les surcharges sensorielles environnantes incontrôlables qui deviennent un véritable calvaire à accepter. En plus, la difficulté à maintenir une réciprocité dans les conversations durant une longue période de temps est une course à relais à laquelle je termine bonne dernière. Je dois de plus conjuguer avec l’éternelle anxiété des rencontres sociales, le avant et le pendant, et cette belle anxiété ineffaçable défait trop souvent le plaisir des contacts avec des personnes aimées.

Alexandre ou les amitiés masculines

Au primaire, au Cégep et à l’université, j’ai toujours préféré la compagnie masculine. Les contacts verbaux plus directs et moins enrobés de dentelle des hommes, les vigoureuses taquineries, les explications claires me sont toujours apparus comme étant plus naturellement dans mes cordes. Je suis systématiquement plus attirée par la compagnie masculine avec laquelle je semble être davantage en phase. Avec les hommes, je suis moins embrouillée dans le décorticage chirurgical du non-verbal subtil et inaccessible.

Bien souvent pour les autistes d’ailleurs, l’amitié n’est pas balisée par des barrières de genre, de groupe d’âge ou de groupe ethnique. Alexandre, je le connais depuis plus de vingt ans. C’est un ami commun avec mon conjoint depuis deux bonnes décennies bien comptées. Si on se voit en personne cinq fois par année, c’est bien un maximum. Il maintient avec mon conjoint une amitié plus soutenue; entre eux, les coups de fils et les rencontres occasionnelles sont plus courants.

Néanmoins, lors d’incontournables moments de tristesse qui ont ponctué ma vie, j’ai davantage recherché la compagnie d’Alexandre pour me confier. Car quand j’ai besoin d’aide, que je suis à bout émotionnellement, je privilégie un réconfort intellectuel et non émotif et une recherche de solutions. Une présence masculine à l’écoute, verbalisant des remarques rationnelles avec des arguments logiques me rassure davantage qu’un gros câlin féminin et qu’un chapelet de « Je te comprends, ma belle », « Je réagirais comme toi à ta place » ou de « Oh, ma pauvre chérie! », improductifs à mes yeux. Je ne veux pas être consolée. Je souhaite être comprise, être validée dans mes hypothèses cartésiennes et trouver une issue viable pour m’en sortir. Bref, quitter les lieux avec un mode d’emploi, des étapes nettement définies, des outils applicables.

Le pire, c’est que je rends la pareille. Je saisis bien maintenant, qu’habituellement, les femmes veulent se sentir écoutées et comprises et n’ont pas envie d’être noyées tête première dans une pataugeoire de conseils détaillés avec échéancier serré et objectifs mesurables à réaliser. Et encore moins avec un graphique gradué de performances à atteindre. Elles veulent vider leur bagage émotif, leur trop-plein; souvent c’est tout ce qui est important. Alors avec moi, elles sont mal servies : elles atterrissent chez un coach sportif qui leur dit : « Allez, ma grande, va te chercher un autre emploi, tu as tellement d’expérience, ce serait plus logique! » Je peux même mettre leur curriculum vitae à jour entre 16 h et 16 h 30, et en imprimer quinze copies laser.

Avec moi, adieu le mot cajolant, même si vous arrivez avec un regard attristé. Pas de « Oui, tu as raison, ma belle chouette. Ton patron est un être injuste. Comme tu es courageuse d’endurer tout cet abus professionnel, te faire supprimer tes vacances planifiées et te faire surcharger de travail sans rien dire. Tu es une battante ma belle, continue dans cette voie (sans issue)! ». Dans mes consolations, point de boite multicolore de papiers mouchoirs blanc immaculé à froisser, pas de boîte de chocolats fourrés à diverses essences artificielles et pas de tapotage de dos.

Anne ou l’amie qui ne savait pas pour mon autisme au début

Quand j’ai rencontré Anne, nous avions déjà entamé grassement l’année 2005. Notre premier contact a été simple et naturel : nous avons jasé durant des heures sans que je ne me sente souffrante. Un exploit pour moi. Nous avons toujours partagé une multitude de points communs : harcèlement moral et psychologique au travail, amour infini des antiquités et des maisons centenaires, amour des animaux domestiques et un profil familial semblable. Bref, un parcours de vie en parallèle.

À l’époque, nous ignorions tout de mon autisme. Dès notre seconde rencontre, il a donc pointé son museau effronté, pour bien me gâcher ce moment de grâce. Il l’a fait sans arrêt par la suite. Chaque rencontre était une reprise de la précédente : accueil joyeux, bavardage intense sur un ou deux sujets durant une ou deux heures. Puis mutisme. Une grande fatigue me gagnait, luttait contre ma volonté. Elle gagnait sur moi à chaque coup. Anne m’a déclaré plus tard, qu’elle voyait dans mon regard comme des stores vénitiens qui se refermaient soudainement au cours de nos entretiens verbaux. Je n’étais plus là. Au tout début, elle croyait que je la trouvais ennuyante. Mais comme je revenais toujours vers elle, comme un boomerang obstiné, elle s’est dit à la longue que ça devait être en partie le fruit de son imagination.

Depuis près de dix ans, notre amitié se maintient : nous prenons de nouvelles récentes sur nos vies et déjeunons ensemble le weekend, à l’occasion. Nous savons que même si nos rencontres ne sont pas si fréquentes, le lien amical demeure solide entre nous. Comme elle n’est pas une amie exigeante et qu’elle a beaucoup d’activités solitaires, elle n’est pas envahissante ou demandante envers moi. Concernant mon autisme, Anne a fait de nombreuses lectures à ce sujet suite à mon diagnostic. Pour elle, rien n’a changé entre nous. Je suis toujours la même personne qu’elle apprécie. Elle comprend cependant davantage certaines limitations qui me tenaillent, ce qui est un plus dans notre relation.

Marlène ou l’amie qui savait pour mon autisme depuis le début

Marlène et moi, nous nous sommes rencontrées au boulot. Pendant des années, nous nous croisions régulièrement, mais un beau jour, nous avons commencé à déconner sur des vieilles chansons des années 80 et sur notre passion commune pour le chanteur aux cheveux hautement décolorés du groupe Platinum Blonde. Nous sommes dès cet instant tombées rapidement en amitié, comme on tombe en amour. De par son travail, elle est très éveillée à l’esprit humain et à la psychologie, donc il m’est apparu normal de lui dévoiler mon affiliation avec le spectre autistique dès nos premiers contacts. Avant même mon diagnostic officiel. Marlène a toujours été fascinée par l’autisme et a compris avec beaucoup d’intérêt ce que je vivais. Avec elle, il m’est tellement facile de rester moi-même, avec une totale aisance. Elle m’accepte comme je suis, non pas malgré ce que je suis, mais avec mes différences et mes aptitudes qu’elle apprécie.

Aujourd’hui, maintenant que je comprends mieux les méandres des relations sociales

Maintenant que j’ai une connaissance plus approfondie des codes sociaux et que j’ai développé une plus grande aisance avec mes congénères, il devient plus aisé de maintenir des relations sociales avec des personnes sur le spectre autistique ou non. Mais j’ai appris quelque chose de nouveau également : écouter mon rythme. Puisque le temps de contact et les difficultés sensorielles peuvent interférer dans l’environnement, j’ai appris à m’écouter et à verbaliser ces obstacles avec plus de légitimité. Et à faire des choix pour me rendre la vie plus confortable. Je peux le dire, maintenant, si un élément me perturbe en tant qu’Asperger : être en visite et demander s’il est envisageable de fermer la télé quand trop de bruits s’entremêlent; éviter les endroits publics trop bruyants; dans les restaurants, privilégier les banquettes hautes et les bords de mur; m’exprimer clairement quand je suis fatiguée et m’enfuir en courant dans la jungle sans me retourner quand il n’y a aucun autre accommodement possible.

Je sais également que mes besoins sociaux ne se comparent pas à ceux des personnes de la société en général. J’aime avoir des rendez-vous amicaux et faire des activités avec les autres, mais je sais pertinemment que je n’aurai pas les mêmes besoins en quantité au niveau de la durée que les gens qui sont extérieurs au spectre autistique. Je n’ai pas à me demander de performer à mon grand détriment, juste pour « être comme les autres ».

Mais il y a quelque chose de plus important que tout : chercher les bonnes personnes, celles qui me font sentir bien sans devoir m’éviscérer pour maintenir un contact sain; celles qui me prennent telle que je suis dans mon essence et qui n’abusent pas de moi, dans certaines de mes naïvetés et ma bonté innée. Qu’il s’agisse d’individus typiques ou non, c’est la qualité du contact réciproque qui fait la valeur véritable des relations authentiques. Il faut écouter son cœur dans ce cas-ci, moins encore que son esprit analytique!




[1] SAQ : Société des alcools du Québec

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