lundi 5 décembre 2016

Semaines réintégrées - Semaines 31 et 32 — Les années d’adolescence : lettre à Marie Josée

Crédit photo: pixabay.com

Cette semaine, je vous parle de mon adolescence. Mais pas sous forme de récit, car il y a beaucoup trop de matière pour faire une sélection représentative, et c’est aussi une période teintée de beaucoup d’émotions étranges. C’est la période de ma vie où j’ai pris réellement conscience de ma différence avec mon entourage. J’ai donc décidé d’écrire une lettre de tendresse à l’adolescente fragile, inconsolable et perdue dans la vie que j’ai été.

Quand je regarde d’un œil extérieur l’adolescente empotée et mal sous son épiderme que tu étais, je ressens aujourd’hui une forte poussée de tendresse pour toi. S’il m’était possible de te rejoindre physiquement dans le réel, je te serrerais câlinement dans mes bras et te dirais : « Tu es correcte comme tu es, accroche-toi, un jour tu sauras pourquoi c’est si difficile, un jour, je t’expliquerai… » Et ce jour-là, c’est aujourd’hui. Je sais que tu aurais voulu faire mieux encore, remplir ton père de fierté, gagner l’amour de tes frères et sœurs, mais tu n’avais pas de ressources. Tout ça bien sûr, tu l’ignorais et tu te tapais allègrement sur la caboche, comme si quelque chose de plus puissant pouvait s’extirper de toi si tu y mettais suffisamment de force.

J’ai souvent le sentiment que sur terre, tu es la personne qui a le plus souffert. Mais tu savais aussi t’en faire pour des riens, ce qui te faisait beaucoup accumuler. De toute manière, on souffre toujours plus que tout le monde, parce que nos petits bobos sont toujours pires que les bobos des autres. Parce que ce sont ceux que l’on voit sans relâche, que l’on ressent et que l’on assume en totalité. Si le vert de l’herbe est toujours plus scintillant chez le voisin, la noirceur de l’angoisse de l’autre ne nous apparaît jamais aussi sombre que celle qui nous habite. Tu étais une adolescente angoissée et apeurée de tout, autant de toi-même que des autres. Et personne n’était en mesure de te protéger ou de t’apporter le réconfort adéquat. Tu ne savais pas que tu étais autiste; on disait seulement de toi que tu vivais dans une coquille opaque d’où il fallait te sortir pour que tu t’épanouisses. On a voulu te forcer et tu te recroquevillais toujours plus loin en toi, pour ne pas subir l’agression insensée, criarde et déstabilisante de l’extérieur. Il y avait les autres, mais ils parlaient une langue incompréhensible, entre le serbo-croate et le klingon.

Tu en as mis du temps avant de t’occuper de ton apparence physique! Tu étais d’une maigreur cadavérique et tes 85 livres d’os te pesaient pourtant lourd. Je pense que tu n’aurais pas eu la force de traîner jour après jour une carcasse plus imposante. Tes cheveux longs étaient ternes, ton visage couleur ivoire se montrait blafard autour de tes yeux invariablement tristes. Tu ne savais pas t’habiller à la mode et tu détonnais toujours par un décalage cruel de quelques années avec les tendances en vigueur. Le fait que ta mère était d’un âge plus avancé que celui des mères de tes consœurs ne jouait pas non plus en ta faveur à cet égard. Tu ne voulais pas manger, tu n’arrivais presque pas à dormir. Durant les vacances, l’idée d’être sous le soleil t’était pénible. Le confort enveloppant de la maison te donnait le refuge nécessaire hiver comme été. Tu n’aimais que lire des livres, des dictionnaires et ton maudit catalogue Distribution aux consommateurs. Et tu aimais rester dans ta tête, haïssant les moments où une personne venait te ramener au monde extérieur qui te paraissait si hostile.

Ta mère t’a fait pensionnaire, activité déjà désuète à l’époque, en t’exprimant son désir 32 000 fois répété d’une voix bien appuyée de te forcer à une discipline stricte et à des heures d’étude obligées, toi qui n’avais pas besoin d’étudier autant que les autres. Tu avais tout juste douze ans. On t’imposait, c’est bien vrai, des routines claires et fixes : heures de lever invariables; périodes chronométrées à la minute pour faire sa toilette; repas toujours assise sur la même chaise droite en bois; heures d’étude en silence, avec des raclements de gorge et des toussotements étouffés dans la main; heures de récré où ça gigote de partout à t’en donner une nausée et des vertiges infernaux... Mais elles n’étaient pas tes routines à toi. Et pire que tout, tu te retrouvais constamment coincée dans des groupes, sans la possibilité d’être seule, sans moments à toi pour cultiver tes intérêts particuliers. Dès que tu te retournais, il y avait quelqu’un : une religieuse, une enseignante ou une étudiante qui te regardait, qui te parlait ou pas, qui respirait à côté de toi. Tu faisais du temps, tu le sentais bien. Mais tu ignorais pourquoi une si lourde sentence t’avait été imposée. Cette situation de surveillance constante ne semblait pas peser autant aux autres. C’était pour ton bien, t’a-t-on dit. Toi, tu avais le sentiment qu’on voulait juste te caser dans un autre placard, t’éloigner de la vie familiale, te chasser sous l’approbation d’un bon vouloir de t’instruire correctement, au privé et chez les sœurs.

Comme tu ne dormais pas bien, après l’extinction des lumières du dortoir, quand la noirceur n’était bousculée que par les lueurs des lampadaires de rue crachés par les larges fenêtres à barreaux de métal, tu te relevais. Tes consœurs dormaient dans leurs chambrettes délimitées par des séparateurs métalliques, disposés comme des toilettes publiques juxtaposées les unes aux autres. Toi, tu allais pleurer du lundi soir au jeudi soir, assise sur le bord en bois de la fenêtre la plus près de ton lit. La religieuse âgée dont le nom t’échappe maintenant venait te consoler et te dire que tout irait bien. Tes camarades te trouvaient immature en te disant qu’à ton âge, tu ne devrais plus t’ennuyer de tes parents. Tu savais que tu ne t’ennuyais pas d’eux pourtant. Tu le sais maintenant, tu t’ennuyais de ta solitude, de tes affaires personnelles, de la liberté de t’enfermer derrière une porte close que tu as toi-même choisie, sans te faire bousculer. Tu avais juste besoin de ton espace vital connu et de tes repères pour te sentir sécurisée. Tu avais besoin de la solitude réparatrice après le contact social imposé, pour recharger tes piles. Mais ça t’était impossible. Tu demeurais donc vidée une semaine entière. Alors, tu te sentais vulnérable comme un faon qui entend les loups approcher, seul dans une clairière.

Tu avais Diane qui t’aimait bien. Elle t’avait repérée au bout de la table dès la première semaine et comme elle était timide, nerd et pas cool, tu lui semblais acceptable comme meilleure amie. Elle a trouvé étrange, quand elle a osé te parler, que tu n’aies pas remarqué qu’elle était à la même longue table de réfectoire que toi. On avait eu la gentillesse de te placer en bout de table, comme le patriarche, et les douze gamines assises de part et d’autre du long meuble avaient le privilège de te regarder mastiquer tout ton repas. Toi, tu ne regardais personne. Tu aurais aimé mieux manger sous la table, loin des regards, ou encore te faire toute petite et t’évader dans le tiroir qui te servait à cacher tes ustensiles. Tu as été amie avec Diane durant deux ans. Je ne sais pas si c’était vraiment ton amie, car tu ne l’avais pas choisie. Tu lui répondais quand elle te parlait, tu la visitais une semaine l’été à son chalet à Saint-Jean-sur-Richelieu et elle venait ensuite chez toi. Tu ne voulais jamais aller faire d’activités avec elle, te baigner dans la piscine hors terre ou jouer aux fléchettes, sortir avec ses cousines. Puis elle t’abandonna quand elle trouva des amies plus « interactives » que toi et qu’elle développa ses aptitudes sociales, entre autres comme metteure en scène de la pièce de théâtre de l’école en 5e secondaire. Quand tu demandas à Nathalie, sa nouvelle meilleure amie que tu fréquentais un peu, pourquoi Diane ne te parlait plus, elle te dit que Diane lui avait dit qu’elle était passée à autre chose. Toi, je pense que tu n’avais pas évoluée suffisamment selon les critères des autres adolescentes, tu étais restée une enfant discrète qui partageait peu ses champs d’intérêt et l’éveil de ses émotions. Tu as d’ailleurs été une enfant plus longtemps que les autres, grandir n’ayant que peu d’intérêt pour toi.

Tu as commencé à sentir la pression sociale de devoir t’intégrer à ces étrangères qui avaient une vie différente de la tienne. Tu avais pourtant essayé de te métamorphoser en personne sociable, mais ça n’avait pas tenu. Dans tes rêves, c’était possible, tu avais toujours la réplique juste, le sourire parfait, les échanges verbaux faciles. Même si en dedans de toi, tu t’en croyais capable, un trou noir te tirait vers l’intérieur de toi, te tenant en dehors de ta vie avec les autres. Tu as commencé à comprendre que tu ne faisais pas partie de la meute sans savoir ce qui te manquait. Tu étais comme un maillon faible qu’on attendait que la sélection naturelle élimine.

Tes consœurs, elles aimaient toutes le film Grease et connaissaient le son approximatif des paroles en anglais sans en maitriser la langue; écoutaient la musique disco de la fin des années 70, Cool and the Gang ou Saturday Night Fever; elles savaient s’attacher les cheveux de plusieurs manières alors que tu laissais les tiens pendre mollement autour de ton visage; elles avaient des opinions sur tout, principalement sur des sujets qui te dépassaient, comme la pilule contraceptive, l’art de faire des tresses françaises serrées qui tiennent un mois ou la façon d’attirer le regard de Sylvain ou de Marc.

Cette année-là a été un enfer. Ta mère voulait que tu fasses une seconde année au pensionnat. Mais tu as hurlé tellement fort et sans relâche que tu as réussi à la convaincre de ne pas t’y renvoyer une autre année. C’était tout un tour de force, car, tu le sais, quand elle avait une idée fixe, elle était comme toi : elle n’en changeait qu’au prix d’une raison incontournable. Tu as continué l’école au même endroit, mais en rentrant à la maison le soir. Tu as pu refermer la porte de ta chambre sitôt le souper réglé et rentrer dans ton petit monde personnel pour quelques heures bénies.



Le reste de ton adolescence a été estampillé sous le signe du mouton noir. Tu n’arrivais jamais à te fondre intégralement dans la masse et à te liquéfier entre les tuiles du plancher pour te faire totalement oublier. Et même sans rien faire, tu arrivais sans relâche à détonner du groupe. Trop souvent, ne rien faire et ne rien dire est d’autant plus dangereux quand les autres s’attendent à une réplique ou à une réaction particulière. Si on dit que « ce qui n’avance pas recule », on pourrait tout aussi bien dire que « qui ne réagit pas bouscule ». Car parmi une foule compacte qui avance d’un pas régulier dans une direction unique, celui qui reste sur place au milieu du passage piétonnier devient un irritant sur lequel on trébuche ou qu’on doit contourner.

Alors à force de vouloir ne pas être vue, tu finissais tout de même par être pointée du doigt. Ton silence te marginalisant tout autant que certaines réactions révoltées de quelques unes de tes camarades de classe récalcitrantes à tout. Il aurait été presque plus discret de chanter à tue-tête un air d’opéra, Carmen ou du Puccini, avec ardeur, dans une silencieuse salle de classe en examen sur les fonctions trigonométriques. Au moins tu n’étais pas dans une école mixte, tu n’as pas eu à gérer les garçons en plus.

Pendant des semaines entières, tu as voulu te dissoudre sans laisser de trace, comme une poignée de sel dans un verre d’eau bien chaude. Un événement unique vient cependant résumer toutes ces années de galère intérieure. En cinquième secondaire, la professeure de catéchèse t’a donné une raison supplémentaire de te faire remarquer. Avec une candeur sans doute maternelle, elle avait affirmé à la classe que la majorité des filles du groupe étudiaient ensemble depuis cinq années de calendrier grégorien. Elle a donc balancé hardiment sa question : « Est-ce qu’il y en a parmi vous qui ne se sentent pas intégrées au groupe? ». Un silence de salon funéraire s’est emparé du local.

Ton état de personne Asperger étant une source nutritive constante d’honnêteté et de franchise, tu as levé naïvement ta main droite. Assise bien droite au premier rang, il t’a semblé qu’une vingtaine de paires d’yeux au regard concentré comme un rayon laser te transperçaient la nuque et le dos à la hauteur des omoplates. Un léger murmure s’ensuivi. Tu le savais à cet instant précis, tu avais un don. Celui de te mettre le pied dans la bouche, bien profond jusqu’au fond du gosier. Celui de te peinturer en rouge dans un groupe tout de blanc vêtu. Celui de t’attacher vivante sur une cible en donnant des fléchettes à tout l’entourage.

« Très bien, nous avons une camarade ici qui exprime un sentiment de ne pas être tout à fait acceptée dans le groupe », a-t-elle ajouté. Toi, tu n’as pas bougé d’un millième de millième de millimètre. Tu aurais eu envie à ce moment là de trancher net avec une hache ce bras qui s’était dressé avec une effronterie insupportable. Ce bras lâche qui t’a stoolée. Ton sang doit avoir battu très fort à tes tempes, mais comment remarquer un signe physique avec lequel tu vivais sans arrêt. Je crois que tu as dû évaluer tes chances de partir en courant vers la porte de sortie à une vitesse supérieure à la perception de l’œil humain. Peine perdue, on t’avait repérée.

Nancy ou Guylaine, qui a toujours eu réponse et commentaire à tout, a donc profité de l’ouverture large de ton flanc pour décocher une flèche bien acérée. « Ben, il y en a des fois qui ne font pas d’efforts pour s’intégrer non plus ». Le reste, tu l’as passé dans un étourdissement vaseux, ton subconscient a voulu zapper bien fort cette situation traumatique. Tu te souviens que durant une dizaine de jours suivant cette situation kafkaïenne, des filles qui autrefois t’ignoraient avec dédain te parlaient avec une gentillesse louche et t’invitaient à venir t’asseoir à leur côté en classe. Tu as même reçu quelques compliments inespérés. Mais comme tout naturel revient au galop comme un cheval sauvage qui s’enfuit d’un enclos, ta vie plate a repris son cours sans se retourner. Tu en as été bien désolée, le comportement humain régulier était encore une fois imprévisible pour toi.

Tu es retournée peu à peu dans le connu, seule dans la foule. Ces adolescentes vives et ricaneuses, tu ne les comprenais pas. Elles étaient une race étrangère. Je comprends ton désarroi aujourd’hui; comme il aurait été doux de t’expliquer plus tôt. Tu n’aurais jamais été tout à fait comme elles, mais si tu avais compris leur langage et leurs motivations, tu aurais pu prendre une place à toi à leurs côtés et trouver des zones communes occasionnelles qui t’auraient permis une intégration plus confortable. Ta différence aurait peut-être pu être un atout, on ne sait jamais.

Nancy ou Guylaine a parlé de s’intégrer. Tu ne savais pas ce que c’était. Je sais, tu aurais pu donner une définition très précise venant du dictionnaire. Mais c’est le how to et le mode d’emploi qui te manquaient. Tu n’as jamais levé la main pour poser une question à l’enseignante en classe. Ou si tu l’as fait une fois ou deux parce que tu étais dans un solide pétrin, le silence et le regard fixe de tes consœurs, surprises de te voir enfin bouger, t’ont plaqué au sol avec une envie forte de ne pas recommencer.

Il t’était tellement plus facile de trouver tes réponses par toi-même et beaucoup moins confrontant qu’un échange verbal. Aujourd’hui encore, tu es capable de détecter un produit rare sur une tablette de magasin ou de mettre la main sur à peu près n’importe quoi sur Internet sans demander d’aide. Pour ta survie, tu as développé un septième ou huitième sens, celui de faire le plus possible avec le moins d’interactions sociales possible. Aujourd’hui, cette débrouillardise gagnée lourdement, je suis contente que tu l’aies mise au monde.

Tenir une conversation avec toi aurait pu être ajouté comme épreuve dans les douze travaux d’Astérix. Si le hochement de tête n’avait pas déjà été inventé, tu l’aurais sûrement fait. Je me souviens pourtant que tu parlais quelquefois, d’une voix un peu trop empruntée, avec des mots de trente pieds de long qui donnaient l’impression que tu savais tout sur tout, même si tu étais bien loin du compte. Tu aimais les connaissances encyclopédiques, elles te fascinaient bien plus que les gens. Elles te rassuraient bien davantage que tes imprévisibles camarades. Parler tout haut, c’était toujours un risque mal calculé, tu ne savais pas réagir à la confrontation de l’ego embryonnaire des autres filles, argumenter ou défendre ton point de vue. Tu avais plus de chance de gagner la bataille en fuyant l’arène : au moins tu n’y perdais pas une oreille, et tu ne te faisais pas rabâcher par une consœur qui t’indiquait après coup — c’est toujours comme ça! — que tu aurais dû dire ceci ou cela.

Tu ne savais pas comment te comporter, ma toute douce. Tu attendais toujours que les gens viennent vers toi, mais la plupart du temps, ta réserve froide les bloquait. Comme les autres filles ne manquaient pas de choix, elles t’ignoraient les sept huitièmes du temps. Tu n’avais jamais pensé, même si aujourd’hui ça te paraît si évident, que tu pouvais faire toi-même le chemin dans leur direction, aller au devant d’elles : sourire, saluer, demander des nouvelles ou faire des blagues. Cette variable n’était pas imprimée dans ton esprit. Tu ne t’intégrais pas et tu te sentais immanquablement rejetée et inadéquate. Les autres jouaient à être comme les grandes. Toi, tu avais le sentiment que tes contemporaines, bien qu’elles partageaient la même année de naissance sur leur baptistaire, semblaient avoir au moins dix ans de plus que toi de maturité. Je dis bien semblaient, car c’était sans doute plus un jeu d’attitude qu’une authentique maturité à cet âge-là.

Ton adolescence, tu l’as passée en bonne partie dans ta chambre, surtout les soirs de semaine. Tu tapotais sans relâche sur les touches rigides de cette dactylo manuelle qui crachait un cliquetis que tu aimais plus que tout entendre. C’était la plus symphonique des musiques à ton oreille. Tu lisais et tu réinventais le monde à ta façon dans tes mini-histoires de science-fiction ou de sociétés parfaites où tout le monde était égal, apprécié et heureux. Tu faisais des exercices de style, des textes absurdes, pour personne, même pas pour être lus par des lunettes extérieures.

Quand l’amitié de Diane s’est effilochée peu à peu, tu as migré vers Sophie. À la base, cette adolescente aussi peu jasante en classe que toi ne t’attirait pas particulièrement. Mais les années ont passé et elle est devenue ton unique référence, ton amie-sœur. Tu partageais avec elle une passion infinie pour la musique et tu passais tes weekends chez elle à écouter les Beatles, les succès des années 80 et même du Pavarotti. Et à parler de tout sans te sentir aucunement jugée par elle, tu as développé pour elle une grande affection. Tu as connu le vrai sens de l’amitié. Elle était un peu marginale de par sa famille et tu as appris à allier ta différence à la sienne sans jamais vous confondre. Tu n’as jamais cherché à te calquer sur elle ou sur qui que ce soit d’autre. Tu as toujours choisi ta propre voie. Tu ne savais pas que les gens se développent souvent sous l’influence de leurs contemporains et de leurs modèles, parentaux ou autres.

Suivre le moule, prendre des modèles à suivre et à copier n’a jamais été ta tasse de thé ou de chocolat chaud. Tu as fini par préférer te marginaliser vraiment; tant qu’à détonner de toute manière, le prix était le même, mais au moins tu pouvais t’amuser et t’affirmer. Tu as fait les choses à ta façon, tu t’es révoltée. Tu as été un peu punkette. Une frange doucement décolorée maison au peroxyde de la pharmacie familiale te rongeait les trois quarts des yeux et ta mère te disait que tu finirais par loucher. Tu aimais les vêtements plutôt masculins et les années 80 te permettaient de mettre de fines cravates en faux cuir, de trop larges vestons sur d’amples pantalons rayés aux couleurs aujourd’hui indéfendables. C’est bien rigolo aujourd’hui d’imaginer que tu pouvais être aussi colorée en apparence et si grise dans ton comportement. Mais les paradoxes, tu connais.
Oui, j’ai une forte poussée de tendresse pour toi aujourd’hui. Tu étais comme une petite araignée qui se débat dans l’eau d’une toilette qu’on flushe. Tu étais ce petit chiot grelottant dans la vitrine du pet shop qui attend qu’on se penche sur lui avec tendresse. Tu étais cette femme en devenir qui ramait à s’en déchirer muscles et ligaments des épaules pour faire avancer son embarcation d’un centimètre ou deux. Mais si tu n’avais pas été cette gamine écorchée qui se relève après toutes ces baffes et ces griffures, tu ne serais pas la femme de plus en plus forte que tu es encore en train de construire.

Tu as fait ce que tu pouvais avec ce que la vie t’a donné. Mais ton kit de départ semblait avoir déjà été pillé. Tu as ramassé des petits morceaux ébréchés à chaque fois pour te bâtir une maison, avec des fondations pas toujours au niveau, mais qui est suffisamment renforcée maintenant pour braver les tempêtes de neige de ces maudits hivers de la vie et tous les coups de vents imprévisibles que chaque tournant de ton existence peut t’apporter.

Je te l’écris pour une première fois, pour que tu le lises bien. Sois bien présente, car je ne m’arrête pas souvent pour rencontrer ces émotions tendres et douces que j’ai pour toi. Mes introspections sont toujours plutôt cliniques et techniques, de longues suites d’analyses avec des plans de redressement calculés, graphiques à l’appui. Mais en cet instant, je me dois de te le dire : Marie, mon adolescente intérieure décalée et inadéquate, maintenant, Marie, je t’aime…


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